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Mort spirituelle de l'Occident par Nathan Pinkoski

Jan 15, 2024

Les romans dystopiques les plus importants de la première moitié du XXe siècle sont Brave New World d'Aldous Huxley et 1984 de George Orwell. Huxley et Orwell ont capturé les deux côtés du despotisme moderne, l'un doux et séduisant, l'autre dur et punitif. Le roman dystopique le plus important de la seconde moitié du siècle est Le Camp des Saints de Jean Raspail (Le Camp des Saints, 1973). Son intrigue centrale concerne une armada qui transporte un million de migrants de l'Inde vers les côtes de la France. C'est une invasion, une occupation du Nord global par le Sud global. Alors que les migrants débarquent, la France est plongée dans le chaos, avec le reste de l'Europe, et la civilisation occidentale meurt.

Pourtant Le Camp des saints n'est pas un roman catastrophe. L'importance du livre ne dépend pas de savoir si Raspail avait raison de prédire l'immigration de masse ou de la décrire en termes catastrophiques. Au contraire, le génie du roman réside dans la représentation d'une apocalypse au sens originel de ce terme. Correctement traduit, l'apocalypse est rendu comme une révélation, une divulgation, littéralement une "découverte". Le Camp des Saints dévoile la logique perverse qui imprègne la civilisation occidentale tardive et met en relief le nihilisme de culpabilité par lequel l'Occident accueille sa propre destruction.

Le Camp des Saints est l'un des premiers romans de Raspail, et il poursuit une brillante carrière littéraire. Ses meilleurs livres sont un genre inhabituel de fiction historique, englobant des contrefactuels et des récits de la soudaine réapparition de dynasties perdues depuis longtemps ou de peuples disparus. Dans certains ouvrages, Raspail exprime ce qu'on pourrait appeler un royalisme littéraire. Il imagine un royaume quasi fictif, la Patagonie, comme un refuge poétique transcendant aux prosaïsmes de la politique moderne. Cette vision lui vaut de nombreux admirateurs dans les milieux catholiques traditionalistes.

Lui-même catholique, Raspail sympathisait avec le traditionalisme catholique. Avant de mourir en 2020, il était devenu un ardent défenseur de la messe tridentine. Parallèlement, il entretenait des relations amicales avec des personnes de tous bords politiques. Il a correspondu avec des intellectuels libéraux et de gauche, ainsi qu'avec certains hommes politiques socialistes, dont le président François Mitterrand et le Premier ministre Lionel Jospin. En 2000, Raspail a failli être admis à l'Académie française mais a perdu un vote serré. En 2003, il reçoit le Grand prix de littérature de l'Académie française, prix récompensant l'ensemble de son œuvre.

Contrairement à Huxley et Orwell, Raspail manque de reconnaissance internationale. Il possède sa petite notoriété, surtout aux États-Unis, plus en tant que raciste présumé qu'en tant qu'écrivain accompli. Un article du New York Times de 2019 intitulé Le camp des saints "une lecture incontournable dans les cercles suprématistes blancs". La maison d'édition qui détient les droits sur la traduction anglaise a supprimé le livre, le rendant presque introuvable.

Lorsqu'il est interprété par des critiques négligents - et ils sont légion - Le Camp des Saints est présenté comme une guerre raciale fictive qui attise les craintes d'un génocide contre les Blancs. C'est la lecture standard des libéraux et des progressistes. Sur la droite américaine, Le Camp des Saints compte peu de défenseurs ; certains conservateurs sont prêts à punir ceux qui l'invoquent. Ces lecteurs se fixent sur des passages où Raspail qualifie les migrants de primitifs et de barbares, pour condamner le livre comme une polémique raciste contre l'immigration de masse. Mais cette lecture passe à côté du propos du roman. Raspail veut tendre un miroir à notre propre société : il s'occupe de « nous », pas d'« eux ».

Ce n'est pas Raspail mais Jean-Paul Sartre qui a le premier imaginé que le Sud global envahirait le Nord global. Dans sa préface de 1961 aux Misérables de la Terre de Frantz Fanon, écrite alors que Charles de Gaulle s'apprêtait à baisser les drapeaux français en Algérie, Sartre soutenait que la décolonisation ne suffisait pas à régler les comptes. La France et les Français méritaient un assujettissement punitif. "Notre sol doit être occupé par un peuple anciennement colonisé et nous devons mourir de faim", écrit-il.

Au début des années 1970, de nombreuses personnes occupant des postes d'influence culturelle partageaient les sentiments de Sartre, même si elles reculaient devant ses termes violents. Personne ne croyait que les événements imaginés par Raspail - un million de migrants indiens arrivant brusquement sur le sol français - étaient à distance possibles. Sartre a peut-être souhaité une colonisation inversée, mais il n'y voyait pas une possibilité réelle : « Cela n'arrivera pas », se plaint-il. L'objectif principal de Raspail n'était donc pas de prédire un avenir imminent. Il a cherché à prendre au sérieux les sentiments de dégoût de soi et le désir de colonisation inversée qui gagnaient en force en Europe. Le Camp des Saints se lit mieux comme une longue expérience de pensée, une description fictive des conséquences civilisationnelles de cette façon de penser.

Dans le roman de Raspail, les migrants représentent une menace presque métaphysique, un collage de cultures réelles. Ce n'est pas que Raspail ait été incapable de décrire avec précision les sociétés non occidentales. Il avait fait sa réputation avec des livres de voyage riches en détails sur les cultures étrangères. Et ses autres romans démentent l'insinuation selon laquelle il était un suprémaciste blanc, car il raconte le sort des tribus aborigènes du Nouveau Monde, déplorant leur destruction et la perte de leurs particularités culturelles. Mais ce n'est pas son sujet dans Le Camp des Saints. Ici, il se concentre sur le nihilisme qu'apporte la vision du monde détestable de Sartre.

En effet, les premiers coups de feu tirés sont de la violence blanc sur blanc. Au début du roman, l'armada de migrants débarque sur la côte française. Un professeur à la retraite regarde dans sa maison en bord de mer. Il est abordé par un jeune mécréant blanc qui prononce une version de la déclaration de Sartre. Les autres villageois ont fui, mais le professeur, représentant de la haute culture déterminé à défendre sa maison et son mode de vie, tient bon. Le jeune jure de diriger une bande de migrants pour piller la maison du professeur. Le professeur récupère son fusil, jamais utilisé auparavant dans la colère, et lui tire dessus.

De ce début saisissant, le roman fait un saut dans le temps pour raconter les origines de l'armada et son embarquement depuis l'Inde, puis présente une série d'instantanés de la confusion et des conflits qui régnaient en Occident avant l'arrivée des migrants. Les Occidentaux sont fascinés par les hordes qui arrivent. Ils sont encouragés par les ecclésiastiques et l'intelligentsia de gauche à voir l'afflux comme la seconde venue, un triomphe final du faible sur le fort qui expiera les péchés de l'Occident. Ce sera une bénédiction. Raspail reprend cette interprétation de la menace sous diverses formes, pour montrer comment elle paralyse les autorités civiles et les empêche de faire face à la crise.

Raspail ne permettra pas que les migrants soient idéalisés. Tout au long du roman, il souligne leur vulgarité en fournissant de longues descriptions de leur grossièreté, de leur promiscuité sexuelle et de leur hygiène répulsive. (Dans certaines régions de l'Inde, les excréments humains sont utilisés pour générer de la chaleur. Les bateaux dépendent de ce type de carburant.) Ces descriptions peuvent être excessives, mais elles ne sont pas gratuites. Raspail remet en cause le fantasme du sauvage pur, qui sous-tend les polémiques anti-occidentales de Sartre et, dans une moindre mesure, de Fanon. « Vous serez convaincu, écrivait Sartre, qu'il vaudrait mieux pour vous être indigène au plus profond de sa misère que d'être un ancien colon. Raspail souhaite vous convaincre du contraire. Quelles que soient leurs vertus, les migrants sont matériellement et culturellement démunis. C'est pourquoi ils trouvent l'Occident attrayant. Ils n'ont pas pour mission de racheter l'Europe pécheresse ; ils cherchent à être délivrés de la pauvreté et de l'oppression et des inégalités parfois brutales des cultures non occidentales.

Ils n'obtiendront pas ce qu'ils cherchent. En discutant de ce qu'il faut faire de l'armada, les autorités françaises se persuadent de leur propre illégitimité. A l'apogée du roman, le président français prononce un discours d'urgence destiné à autoriser l'usage de la force militaire contre les migrants et à les empêcher de débarquer. Mais il ne peut se résoudre à livrer la commande. La France ne se défendra pas. Lorsque les migrants débarquent de leurs bateaux et débarquent, l'Occident a déjà capitulé.

Les gouvernements européens tombent à mesure que les migrants arrivent et les citoyens européens se retirent de la vie publique. La société civile s'effondre ; de ce fait, les migrants ne bénéficient d'aucune amélioration réelle de leur condition. Ils amènent avec eux leurs mauvais dirigeants, remplaçant les régimes européens par les régimes mêmes qu'ils ont fuis. Les dictateurs généraux et les brahmanes occupent des postes dans le gouvernement français, régnant comme ils l'ont fait sur leurs propres terres. Les migrants et leurs partisans n'"incluent" pas le Repos dans l'Ouest. Ils élargissent l'étendue du Tiers-Monde, et la misère se mondialise. La prétendue bénédiction de l'arrivée des misérables, si chère aux voix progressistes du roman, ne se produit pas. Ce qui émerge n'est pas un despotisme particulièrement dur - il n'y a que quelques coups de pied occasionnels sur le visage humain - mais la douleur des survivants est grande, à cause de leurs souvenirs vifs de ce qu'ils ont perdu.

La marque d'universalisme moral de l'Occident, suggère le roman de Raspail, provoque sa disparition. Les Occidentaux ont fait un impératif catégorique de l'humanitarisme comiquement imparfait de Mme Jellyby - "faire du bien" à un autre lointain, tandis que les siens sont négligés. Dans ce climat moral, la piété requise pour aimer sa communauté et le courage requis pour la défendre deviennent des vices.

Pour dramatiser la transformation de l'amour-propre communautaire en crime moral, Raspail dépeint des intuitions morales plus anciennes à l'œuvre. Pour empêcher les migrants de débarquer sur leur territoire, la marine égyptienne menace de couler leur convoi. Cette tactique est grossière mais efficace. L'armada se détourne de l'Égypte et se dirige vers l'Afrique du Sud. Le régime d'apartheid blanc là-bas (toujours au pouvoir dans le roman) profère la même menace. Mais contrairement aux Égyptiens, les Sud-Africains tentent de fournir au convoi des fournitures médicales et alimentaires vitales. Les migrants les rejettent et continuent leur voyage.

Lorsque l'armada se tourne vers l'Europe, les officiers de marine français se rendent compte qu'ils ne peuvent pas compter sur leurs équipages - ni même sur eux-mêmes - pour menacer de destruction les migrants. L'armada s'engouffre dans la Méditerranée sans contestation. Alors que les migrants approchent du rivage, le gouvernement français se tourne vers la dernière institution fiable du pays, l'armée, qui se déploie sur la côte. Le discours d'urgence du président français met l'accent sur la justice d'une civilisation qui se défend, par des moyens militaires si nécessaire. Mais quelles que soient ses intuitions sur les exigences d'aimer les siens, elles sont dépassées par le moralisme ascendant et son impératif. Le président hésite à mi-discours, s'écartant de ses remarques préparées. Il change d'avis et dit que c'est à la conscience de chacun de déterminer comment agir.

Cette formulation — à chacun de décider — est fatale. Elle dissout la nation en individus atomisés. Désormais, aucune autorité n'existe pour agir au nom des Français, pour édicter et faire appliquer les lois et, in fine, pour les défendre. Ce moment, et non la prise en charge ultérieure des fonctions civiques par les envahisseurs, marque la mort de la France et la mort de l'Europe.

Les nombreuses digressions de Raspail documentent le climat d'opinion qui submerge les saines intuitions du président sur la nécessité de défendre son mode de vie. L'intelligentsia de gauche annonce l'arrivée des migrants comme l'aube d'une nouvelle ère de multiculturalisme, mais elle attise une frénésie médiatique et déploie les outils de l'annulation de la culture contre ceux qui s'y opposent, les ostracisent ou les punissent. L'intelligentsia rétrécit la fenêtre d'Overton, dépeignant l'immigration de masse comme à la fois moralement obligatoire et inévitable. A la veille du débarquement, la seule publication qui tire la sonnette d'alarme sur les migrants est un journal de droite dirigé par un excentrique.

Cela ne veut pas dire que les intellectuels de gauche sont des pacifistes. Ils approuvent l'usage de la force pour leur propre cause. Pour accélérer la France vers l'âge d'or du multiculturalisme, ils rassemblent des milices pour attaquer l'armée régulière lorsqu'elle est déployée dans le sud de la France. Les tactiques terroristes utilisées dans les années 1950 contre ceux qui ont résisté à la fin de l'Algérie française sont maintenant utilisées contre ceux qui résistent à la fin de la France.

Raspail est impitoyable dans sa description des trahisons prônées par les intellectuels de gauche, mais il réserve ses passages les plus cinglants à la trahison de l'Église catholique. Dans le roman, le pape précédent a vendu les trésors du Vatican dans une tentative ratée de gagner l'approbation du tiers monde. Le pape en exercice, un latino-américain, passe son temps à voler pour des missions humanitaires et à vendre les actifs restants du Vatican. Il se considère comme un champion du tiers-monde. Alors que les migrants arrivent et que les Français de souche abandonnent leurs terres, les prêtres descendent sur les plages pour crier : « Dieu merci ! Ils tournent le dos à leurs compatriotes, s'imaginant voir le Christ dans les migrants.

Dans le récit de Raspail, le christianisme catholique est depuis quelque temps asservi à l'universalisme humanitaire. Le roman fait la satire d'un catholicisme libéral de gauche qui dédaigne la particularité nationale et civilisationnelle et rend la foi indiscernable de l'universalisme moral des non-croyants. Sous la bannière de « la charité, la solidarité et la conscience universelle », les religieux progressistes abandonnent leurs voisins pour le bien de l'étranger. Ils pratiquent la religion de l'humanité, une hérésie chrétienne.

Alternant entre tragédie et humour noir, le dernier segment du roman raconte le destin de ceux qui défient le credo humanitaire. Avant l'arrivée des migrants, la majeure partie de l'armée française a déserté ou a été enlevée par les milices. Un brave colonel dirige un petit groupe. Moins de deux douzaines d'hommes restent; les autres ont fui ou se sont soumis. Les résistants mettent en place leur propre gouvernement et mènent une vie bourgeoise confortable pendant quelques jours. Mais ils connaissent le son de cloche pour eux. La logique qui a conduit à la destruction de la France n'a pas de place pour les attachés à l'ancien régime.

Pendant un court instant, la cohorte tient bon, sauvant même quelques Français noirs. (Dans la tragédie de la décolonisation, une fureur particulière est suscitée par les Européens non indigènes, les "traîtres de race" qui ont des scrupules à propos du nouveau régime.) Mais cela ne peut pas durer. Le nouveau gouvernement français ordonne que le village soit bombardé. L'armée de l'air termine sa mission, et il n'y a aucun survivant.

Les Européens qui collaborent avec les migrants sont également tués. Un philosophe athée avec un penchant pour les citations ironiques de l'Écriture aide à préparer l'armada pour son voyage. Pourtant, il est piétiné par une foule de migrants alors qu'ils se précipitent pour prendre place sur le bateau qu'il a ouvert. « Père, pardonne-leur, s'écrie-t-il, car ils ne savent pas ce qu'ils font. Un évêque qui accompagne les migrants dans leur voyage « devient indigène » au sens de Raspail. Pourtant, il est laissé pour mort sur le navire qui coule après que tous les migrants ont débarqué. Lorsque les migrants débarquent, les intellectuels français qui leur ont préparé la voie sont assassinés. Et ceux des milices de gauche qui accueillent les migrants sont tués ou deviennent domestiques, paysans et prostituées.

La fréquence avec laquelle les migrants exécutent ou asservissent leurs bienfaiteurs occidentaux dans les dernières sections du Camp des Saints n'est pas conçue comme un commentaire sur la culture du tiers monde. Raspail poursuit simplement la logique de Sartre et de Fanon jusqu'à sa sombre conclusion. Selon Fanon, le mal de la colonisation est quelque chose que l'indigène se fait à lui-même. Il se persuade de sa propre inutilité. Il accepte la domination européenne parce qu'il reconnaît la supériorité européenne, non seulement en termes militaires mais aussi en termes culturels et moraux. Selon Fanon, la liberté ne peut être reconquise par la négociation ; encore moins peut-elle être récupérée en acceptant l'aide de l'ancien oppresseur, sous forme de fournitures médicales ou de soutien moral, ce qu'on appelle aujourd'hui « l'allié ». La vraie décolonisation est existentielle et elle exige des actes de violence rédemptrice. Le colonisé doit s'affirmer pour détruire les anciennes croyances et relations. Ce n'est que dans un coup pour détruire le colonisateur que l'indigène devient un agent libre, capable de faire sa propre histoire. Sans violence envers l'ancien oppresseur, a soutenu Fanon (et Sartre était d'accord), la liberté est impossible.

Raspail est conscient de toutes les implications de l'analyse de Fanon, que tant de progressistes ont acceptée mais que peu ont suivie jusqu'à sa fin logique. « La volonté du tiers-monde est de ne rien devoir à personne, écrit Raspail, et de ne pas affaiblir la portée radicale de sa propre victoire en la partageant avec des renégats ». Comme l'affirme Sartre, pour être libres, les colonisés doivent conquérir – coloniser – leurs anciens oppresseurs. Le Camp des Saints illustre les implications de la rhétorique anticolonialiste qui fait l'éloge de toute l'Europe.

Un roman différent sur la migration de masse pourrait être utopique. Il pourrait dépeindre une énorme vague de migrants chaleureusement accueillis. Les migrants appauvris seraient redevables à leurs hôtes, qui les aident dans leur cheminement vers l'unité et la prospérité mondiales. Tout le monde se conforme aux normes politiques, morales et culturelles de l'Occident. Les droits de l'homme deviennent la Magna Carta du monde et une nouvelle culture mondiale post-nationale émerge, une culture qui « célèbre la différence ». Le problème avec ce scénario est qu'il n'imagine pas les non-occidentaux comme des agents libres, capables de déterminer leur propre destin. C'est pourquoi les multiculturalistes du XXIe siècle ont un parfum d'impérialisme culturel, voire racial : leur utopie globale n'évoque peut-être pas Rudyard Kipling, mais elle est toujours conforme aux symboles déterminés par le Premier Monde (blanc).

Les multiculturalistes occidentaux sont conscients de cette dynamique, c'est pourquoi leur militantisme tend de plus en plus vers le nihilisme dépeint par Raspail. Il faut apprendre au Premier Monde à avoir honte de lui-même, à croire que sa mort sera son plus beau cadeau pour l'avenir de l'humanité. La nouvelle liturgie civique des nations occidentales doit exprimer la soumission à « l'autre » non occidental moralement supérieur. Ceux de l'Occident doivent être entraînés à prendre le genou, même s'ils sont censés se lever de temps en temps pour combattre les fantômes fascistes.

Raspail n'était pas partisan de la colonisation. Le lecteur averti reconnaît que Le Camp des Saints s'accorde avec l'objectif d'autodétermination des anciennes colonies. Raspail assume la particularité irréductible des civilisations. Le monde ne peut pas être adapté à un modèle occidental. En revanche, l'impérialisme occidental moderne était justifié par la notion d'une « mission civilisatrice » qui cherchait à placer d'autres cultures et civilisations sur la même voie de développement économique et culturel. Le fardeau de l'homme blanc était de faire en sorte que le monde entier ressemble à l'Occident modernisé, qui représentait l'épanouissement de l'humanité.

Cette perspective impérialiste perdure sous une forme voilée dans l'hypothèse d'un monde unipolaire, dans lequel des pays particuliers (la Grande-Bretagne il y a un siècle, ou les États-Unis aujourd'hui) ou des structures d'alliance (la Société des Nations ou l'OTAN) sont des exécuteurs incontestés du droit international. Dans le roman, ce projet a échoué. Les gouverneurs coloniaux découvrent qu'ils ne président plus un monde dont ils sont les maîtres et les souverains. Leurs cipayes n'obéissent plus aux autorités occidentales. Pour la même raison, sous-entend Raspail, le progressisme multiculturel ne peut réussir. C'est une version déguisée du même récit impérialiste. Il suppose que tout le monde dans le monde peut être incorporé dans un seul régime arc-en-ciel.

Par ailleurs, l'universalisme qui sous-tend le progressisme multiculturel masque une dimension coercitive, que Raspail dévoile. Le progressisme multiculturel exige l'assujettissement et la destruction des formes de vie traditionnelles partout, éventuellement, mais d'abord et avant tout en Occident. Le seul événement contemporain mentionné dans Le Camp des Saints qui soit historiquement réel plutôt qu'imaginé est la loi Pleven, adoptée en 1972. Cette loi interdisait le discours raciste. Les personnages du roman se demandent comment cette loi s'est rapidement étendue pour restreindre la parole défavorable au progressisme multiculturel. En pratique, il interdit tout discours sur la race, sauf celui qui est anti-blanc.

Encore et encore dans le roman, la lâcheté et la haine de soi sont masquées et modérées par la conviction que l'immigration massive en Europe et la déconstruction de l'identité européenne enlèveront d'une manière ou d'une autre les péchés de l'Occident. Mais Raspail connaît la vérité : les immigrés du tiers-monde n'ont pas le pouvoir de délivrer les Européens de leur sentiment d'inutilité. Une fois que l'on embrasse la logique de la répudiation civilisationnelle, le point final est le nihilisme et la mort culturelle. L'Alpha est la culpabilité blanche. L'Oméga c'est le Francocide.

L'intrigue du Camp des Saints relève de la fantaisie, mais elle n'est pas frivole. Dans les années 1980, ceux qui comprenaient la trajectoire de la société française ont compris que le roman ne pouvait être écarté. Mitterrand remercie Raspail de lui avoir envoyé le livre, qu'il promet de lire "avec beaucoup d'intérêt". Jospin a remercié Raspail d'avoir écrit le livre, « qui décrit un avenir qui n'est pas », un avenir qui était en train de se produire. Alors que l'ombre du politiquement correct descendait sur la vie intellectuelle française, les gauchistes qui ne pouvaient jamais louer le livre en public le faisaient en privé. En 2004, Denis Olivennes, qui dirigeait le quotidien français de gauche Libération, écrivait à Raspail : « Il y a trente ans, j'aurais sans doute considéré Le Camp des Saints comme une polémique ignoble. Mais depuis que je l'ai lu, "Non seulement je ne déteste plus ceux qui ne pensent pas comme moi, mais je m'intéresse à eux !" Robert Badinter, le ministre de la Justice socialiste juif, champion du droit international des droits de l'homme qui a aboli la peine de mort en France, a remercié Raspail pour l'édition 1985. "Il y a dix ans, je l'ai lu avec beaucoup d'intérêt", écrit-il. « Au fil du temps, le problème s'est fait plus pressant... La civilisation qui est la nôtre n'est menacée que de l'intérieur, plus en perdant son âme qu'en cédant aux pressions démographiques extérieures.

Badinter discerne que nous sommes surtout menacés par la crise spirituelle de la civilisation occidentale. Cette idée est ce qui rend maintenant Le Camp des Saints si troublant à lire. Le désir de se prosterner culturellement est apparu au grand jour. En France, les spéculations de Raspail sur la façon dont la logique des lois sur le discours de haine s'étendrait à tout discours critique du multiculturalisme progressiste ont été complètement justifiées. En 2023, ils sont utilisés non seulement pour poursuivre des hommes politiques comme Marine Le Pen ou Éric Zemmour, mais pour poursuivre le romancier Michel Houellebecq. Dans toute l'Europe occidentale et en particulier en Grande-Bretagne, le multiculturalisme n'implique plus l'impartialité morale envers le mélange des diverses ethnies. Cela signifie la célébration macabre du déclin démographique des Blancs. (Il y a eu une baisse de 10 % de la population britannique blanche depuis 2001.) En réponse à un rapport encore non confirmé d'un charnier pour enfants autochtones dans un pensionnat, le gouvernement canadien a maintenu le drapeau canadien baissé pendant 161 jours en 2021, le levant pour le baisser immédiatement à nouveau pour la Journée des anciens combattants autochtones. Pendant ce temps, le gouvernement prévoit d'augmenter l'immigration à des niveaux sans précédent, de sorte qu'au cours de la prochaine décennie, le Canada accueillera suffisamment d'immigrants pour égaler la population de six provinces. Les efforts pour alimenter les moteurs de la honte sont également répandus aux États-Unis. Les bastions d'élite du progressisme défendent des initiatives conçues pour déconstruire la nation, telles que le projet 1619 et une frontière sud ouverte. Leur pédagogie multiculturelle favorise les hiérarchies raciales à l'école et au travail. Et la pratique consistant à criminaliser les discours non multiculturels et à cibler les Blancs pour un examen spécial est rendue explicite dans un projet de loi de 2023 soumis au Congrès, HR 61, qui fait du "discours de haine qui diffame ou est autrement dirigé contre toute personne ou groupe non blanc, et ces documents publiés" une catégorie criminelle spéciale.

Des intellectuels éminents qui critiquent les dérives progressistes vendent souvent une histoire rassurante à des gens de mon âge, qui n'ont aucun souvenir des années 1980 et seulement des souvenirs d'enfant des années 1990 et 2000. C'était beaucoup mieux alors, nous dit-on. Chacun était attaché à la neutralité de la sphère publique. La politique et la culture étaient plus douces et plus douces. Les discussions politiques autour de sujets épineux tels que l'immigration étaient plus raisonnables. Les excès de ces dernières années ne sont que cela, des moments exceptionnels mieux expliqués par des événements récents : l'invention de l'iPhone, qui a suralimenté la partisanerie et provoqué une crise de santé mentale ; le passage à l'âge adulte des millénaires flocons de neige après avoir été dorlotés à l'école et au collège; l'apparition du fanatisme parmi les gauchistes en raison du triomphe écrasant d'Obergefell, ou leur dérangement dû à Trump.

Raspail nous aide à voir autrement. Les excès contemporains ont leurs origines non pas dans des événements récents, mais dans une maladie spirituelle beaucoup plus ancienne et plus profonde. Le millénarisme poétique de Raspail éclaire ce que redoutait Badinter. Au cours de ces années apparemment bonnes après la Seconde Guerre mondiale - Les Trente Glorieuses, comme les Français appellent cette période, qui prévalait encore lorsque Le Camp des Saints a été publié - l'Occident a perdu son âme. En un sens, l'apocalypse a déjà eu lieu. C'est pourquoi les Occidentaux du roman de Raspail n'ont pas le courage de défendre leur civilisation et pourquoi tant de gens trouvent souhaitable la colonisation inversée. Nous vivons dans une civilisation déjà maudite.

Raspail était soucieux de faire plus que dévoiler cette mort spirituelle de l'Occident. Le Camp des Saints donne des conseils à ceux d'entre nous qui espèrent sauver leur intégrité spirituelle alors que nous cherchons à préserver et à honorer notre patrimoine. Il nous montre comment ne pas agir. La bande de résistants du roman fait partie intégrante de la satire de Raspail. Ils manquent de raffinement éthique et affichent un nietzschéisme grossier et écolier. Ils sont soit amoureux de la violence, soit amoureux des plaisirs sensuels. Ils n'ont que des fragments de la vraie religion. Ce sont les Derniers Hommes.

Dans ses romans ultérieurs, meilleurs, Raspail fait davantage pour esquisser une vision positive. Comme Le Camp des Saints, Septentrion, L'Anneau du pêcheur et Qui se souvient des hommes. . . (Qui se souviendra du peuple . . .) retracer la disparition d'une culture ou d'une civilisation. Eux aussi sont des romans de destruction culturelle, explorant ce que les survivants et les résistants doivent faire après la catastrophe. Et tout comme Le Camp des saints, ces romans décrivent de petits pelotons de résistants qui tentent de sauver une culture menacée d'extinction. Pourtant, dans ces derniers romans, en tant que mécènes d'une cause et d'un credo assaillis par les Grands et les Biens, ces bandes pratiquent une éthique de l'amitié et cultivent un véritable courage. Leur action ne garantit pas le succès. Leur nombre diminue et leurs territoires historiques sont perdus. Mais dans ces derniers romans, la résistance avec intégrité spirituelle signifie que la survie de ce qui est digne et honorable est assurée, même si ceux qui endurent doivent se cacher pendant des siècles.

Le dénigrement de Raspail en tant que raciste est un signe parmi tant d'autres que nous vivons à une époque mensongère, qui voile son nihilisme avec des démonstrations sans fin de ses vertus politiquement correctes. En vérité, l'écrivain français a cherché à donner des conseils spirituels.

Dans une tournure intéressante, l'armada qui transperce l'Occident dans Le Camp des Saints reçoit une sorte de protection providentielle. Les "experts" prédisent qu'aucune action contre l'armada de migrants n'est nécessaire, car une seule tempête fera couler les bateaux surpeuplés. Les autorités civiles adoptent ces prédictions, ce qui leur permet de garder les mains propres et d'éviter les décisions difficiles. Mais aucune tempête de ce genre ne survient. L'armada voyage à l'autre bout du monde sans la moindre perturbation. Un jour seulement après le débarquement de tous les migrants, la tempête arrive, coulant tous leurs navires. La Providence refuse d'empêcher la mort de l'Europe. L'Occident est responsable de son propre destin. Raspail a raison. Dieu ne nous délivrera pas des conséquences de notre haine de soi coupable. C'est à nous de décider si nous allons rejeter la fausse liturgie d'expiation par l'occupation de Sartre et nous tourner plutôt vers le Seigneur.

Nathan Pinkoskiest directeur des programmes académiques à l'Institut Zephyr et chercheur principal à la Fondation Edmund Burke.

Image par PixaHive via Creative Commons. Image recadrée.

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